Opportunités et contraintes pour des exploitations agricoles résilientes en France
Historiquement et culturellement au cœur de l’identité nationale, l’agriculture fait face à une double problématique: si l’exploitation agricole s’étend sur plus de la moitié du territoire français (France métropolitaine) soit quelques 30 millions d’ha, elle n’emploie qu’environ 3-4% de la population[1] ; tendance à la baisse.
Cela s’explique en grande partie par sa plus grande transformation historique, grâce, notamment, aux programmes de subventions conçues sous la PAC (politique agricole commune) de l’Union Européenne qui, avant sa réforme de 2005, avait comme but d’optimiser la production afin d’assurer la sécurité alimentaire dans une Europe post-guerre. Avec succès diront certains : aujourd’hui, la France est le premier pays producteur agricole en Europe, première force productrice de céréales et betteraves sucrières et seconde de bovins et volailles[2].
Selon certains experts, ce mode d’exploitation dit ‘industriel’ à grande échelle, cherchant à toujours augmenter les gains de productivité et à maintenir des prix bas afin de nourrir des populations toujours plus vastes, pose de plus en plus de problèmes, notamment par leur exposition au niveau environnemental, social, politique et économique.
La question se pose alors si le secteur agricole est néanmoins adapté aux pressions et attentes multiples ? Quels outils existent pour mieux assurer sa performance et répondre aux besoins des consommateurs et de la société en général ?
Afin de d’amener une réflexion sur le sujet, cette analyse reposera sur trois éléments : opportunités, contraintes et parties prenantes clés. Si l’analyse se place essentiellement dans le contexte français, des éléments empruntés d’autres contextes viseront à apporter une vision plus complète sur le sujet.
Une nouvelle conscience du consommateur – ouverture de nouveaux marchés
Les attentes vis-à-vis des agriculteurs sont importantes : selon des enquêtes menées au niveau européen en 2016 [3] la plupart de Européens se montrent préoccupés face aux développements de l’agriculture et des zones rurales, indiquant que la principale responsabilité des agriculteurs devrait être “d’assurer des produits de qualité, sains et sans danger et d’en garantir l’approvisionnement”. Une recherche sans cesse de l’optimisation des coûts de production aux mépris d’externalités du marché ne répond plus aux attentes d’un publique toujours plus connecté, informé et demandeur de produits de qualité.
Chaque année le marché européen du bio augmente de quelques 5% avec une valeur de ventes estimée à 24 milliards d’Euros en 2014 [4]. En dix ans on estime que les consommateurs européens ont pratiquement doublé leur consommation en matière de produits dit ‘bio’[4]. Actuellement, on estime même que la production en matière de produits bios est à la traine par rapport à la demande des consommateurs. Environ 5,7% de la surface agricole de l’Hexagone sont aujourd’hui dédié à la production agricole biologique[5] mais la France reste encore loin derrière les pays champions en Europe en termes de production bio par rapport à l’exploitation conventionnelle : plus de 21% de la surface agricole est consacrée aux cultures bio en Autriche, soit 571 000 ha ou 18%, en Suède, soit 553 000 ha.[6]
La lenteur de l’adaptation de la production agricole face à une demande toujours croissante s’explique également par la complexité d’une approche plus durable et écologique : chaque zone agricole doit être analysée et traitée de manière indépendante en lien avec un écosystème existent – demandant beaucoup de temps, efforts, connaissance et expertise technique. Cela peut être une parcelle, une zone plus large mais également une sous-région plus large (bassin versant d’un fleuve ou une montagne) d’une cohérence écologique.
Dans un contexte de crise et de pénurie de main-d’œuvre hautement qualifié, un changement de mode de travail suppose non seulement des adaptations dans la production mais entraine aussi des besoins dans la manière de vivre, loger et travailler et chez les producteurs.
Et ce n’est pas seulement la production qui n’est pas à la hauteur de la demande, le cadre juridique est également en retard de développement. Malgré l’introduction de labels tels que ‘’L’ecofeuille’’ au niveau Européen, ou l’AB (Appellation Bio) créé en 1985, des différences entre les exigences existent et si elles visent à promouvoir le même objectif, elles peuvent amener à créer de la confusion, inciter à des produits dits ‘faux bio » et menacer les exploitations les plus exigeantes. Dans un marché déjà fortement concurrence qui porte les coûts de la réorientation vers une production bio pour faire face aux exigences des labels accordés (réduction de l’automatisation, emballages recyclables, modes de productions durables, changement de semences plus fréquent, respect des saisons etc.) ?
Vers des modes de production plus adaptés ?
Pourtant, des modes d’exploitation plus adaptés, respectueux ou de petite taille, tels que cherchent à promouvoir les producteurs de bio peuvent également offrir des avantages. Dans un monde de plus en plus interconnecté et rapproché, le risque de possibles chocs et notamment de crises agroalimentaires reviennent à hanter le secteur : vache folle en 1986, grippe aviaire en 2004 et épidémie e.coli en 2011, pour en citer quelques-uns.
Les approches actuelles cherchent à éviter les épidémies souvent dans l’immédiat : on estime aujourd’hui que la moitié des antibiotiques vendus sont destinés aux animaux d’élevage, accroissant non seulement la probabilité de l’émergence de bactéries multi-résistantes aux antibiotiques mais engendrant de possibles futurs problèmes chez les animaux et l’Homme. Selon des études dans les pays de l’OCDE, la probabilité de maladies transmises par la nourriture (notamment à travers de produits animaliers) aurait également augmenté dramatiquement au cours des deux dernières décennies[7].
Comment peut-on alors assurer une production apte à combler les besoins des consommateurs tout en imaginant des modèles plus intégrés et capables, capable de faire face aux nombreux défisactuel et futurtel que le changement climatique, des catastrophes naturelles, crises agroalimentaires etc ? Dans un contexte économique, la capacité d’une zone, secteur ou d’un acteur économique de pouvoir faire face et absorber des chocs économiques/ extérieurssontappelé ‘’résilience « .
Si le concept de la résilience en agriculture n’a émergé que récemment (selon les pays au cours de la dernière décennie), de nombreux acteurs travaillent déjà sur le sujet et sur des approches pour mieux répondre aux défis actuels. Voici quelques concepts clés pour éclaircir le concept de résilience :
- L’agriculture biologique : L’agriculture biologique cherche avant tout à développer des modes de production ou élevages respectueuse de l’équilibre naturel et de la biodiversité en rejetant par exemple l’usage de produits chimiques de synthèse ou des OGM (au moins dans le contexte français)[8]. Le mode de production vise à préserver la qualité des sols, de l’air et de l’eau souvent en opposition aux méthodes d’exploitation agricoles développés en Europe dans la première moitié du XXe siècle[8].
Tout un éventail de règlements et qualifications existe dans de nombreux pays afin de mieux qualifier les produits de cette production plus naturelle, dit bio ou organique dans certains cas.
- L’agriculture intégrée ou l’agro-écologie : Les exploitations intégrées font recours à des modes d’emploi qui cherchent à comprendre et à optimiser la production agricole dans une approche systémique. L’agro-écologie décrit des systèmes de production qui cherchent à amplifier des qualités d’écosystèmes existants tout en visant à réduire la pression sur l’environnement et préserver les ressources naturelles[9].
L’approche cherche à maintenir les gains de productivité agricole toute en adressant les demandes des consommateurs en matière de qualité agroalimentaire et respectant la capacité de renouvellement de l’environnement. Cette approche diffère dans ses pratiques de l’agriculture organique, mais propose une alternative aux pratiques conventionnelles.
- La triple performance (bottom line) : Un concept emprunté de l’anglais (triple bottom line), introduit par John Elkington en 1994[10], fondateur d’une consultance britannique afin de changer la donne et l’analyse de la performance d’une entreprise. Il se décline en trois éléments-clés: les gens (people), la planète (planète) et la productivité (profit) – en termes économiques, proposant un modèle qui intégrer les externalités les plus importantes du marché[11].
Dans cette conception, une place importante est accordée aux effets sur l’environnement naturel – tel qu’est le cas dans pour l’agriculture intégrée ou l’agriculture biologique par exemple mais l’idée de ‘people’ diffère légèrement en associant également les parties prenantes aux modes de production. La donne sociale est jugée importante, non pas seulement par l’effet sur la santé du consommateur, mais également car elle identifie des couts sociaux de la production.
Informations, dialogue et compromis
Si des concepts et exemples proposent des alternatives d’exploitations plus résilientes et qui s’inscrivent dans la durabilité font surface, des exploitations traditionnelles ou conventionnelles existent et continueront d’exister. Une transformation réussie du monde agricole vers de nouvelles formes et méthodes de travail envisagé doit forcément passer par un dialogue ouvert entre parties prenantes, acteurs et sociétés tout en associant les acteurs de la ‘’nouvelle » et ‘’ancienne » forme d’exploitation agricole.
Un exemple pris des Etats-Unis sur l’assurance-récolte démontre que les agriculteurs ne sont ni animés à employer des modes de productions plus résilientes, ni compensés s’ils en emploient. Comme les méthodes couvertes par l’assurance ne comprennent pas de nouvelles techniques plus résilientes, les agriculteurs prennent un risque non-couvert en changeant les modes de production et renconcent aux bénéfices qui leurs sont certains, quelque soit le résultat de la récolte.
Parmi les acteurs concernés, trois groupes clés peuvent être dégagés facilement : point de vue politique (cadre régulateur et juridique), point de vue société (consommateur) et le point de l’agriculteur/agripreneur (production). Du point de vue du producteur, deux sous-groupes émergent : acteurs à l’amont (agro-fourniture et distribution agricole) et à l’aval (organisme stockeur, industrie agro-alimentaire et distribution) de son exploitation qui l’influence énormément. Un meilleur débat entre les différents points de vue passera forcément et avant tout par une meilleure circulation de l’information. Les ambitions d’un renouveau des modes de production dépendront certainement de la volonté politique, social et des opportunités offertes/créent par les agriculteurs/entrepreneurs à repenser le monde agricole.
Il est évident que, pendant au moins un certain temps, les différents modes de production coexisteront et il sera important de clairement définir les rôles, attentes et limites de chacun. Le régulateur (ou politique) sera de plus en plus amener à arbitrer entre différentes parties en cas de besoin.[12] Sa capacité d’agir et les orientations à prendre, seront fortement influencées par l’opinion publique. Avec une population de plus en plus urbanisée[1], les enjeux du monde rural rassembleront rarement la majorité de la population mais les préoccupations sur la santé et l’environnement peuvent ouvrir des pistes intéressantes pour engager un débat collectif.
Parmi les catalyseurs qui aident à créer un environnement favorable de productions agricoles plus résilientes, deux facteurs semblent emblématiques : soit une forte demande et pouvoir d’achat du consommateur raisonné et éduqué (tel que serait le cas en Autriche ou en Suède), soit une reconnaissance d’un gouvernement/autorité (souvent soutenus dans le cadre onusien) d’une forte vulnérabilité des populations face au changement climatique, notamment dans les pays en voie de développement. L’Inde par exemple a lancé en 2011 une initiative nationale pour une agriculture plus résiliente au changement climatique[13] en avançant la recherche, les technologies et le savoir-faire sur le sujet et de nombreuses initiatives existent pour travailler sur le sujet en Afrique, Amérique Latine ou encore en Asie. En quelque sort on pourrait même dire qu’il y a une nécessité urgente des exploitations agricoles françaises de se ‘réformer’ en profondeur pour continuer à exister demain.
Comment aller de l’avant ?
Dans les sciences de la résilience, 4 étapes définissent le cycle adaptive (visuellement un double cycle ou forme de 8 couché) d’un système complexe mais adapté :
- 1) l’exploitation ou la croissance
- 2) la conservation
- 3) le collapse ou la libération
- 4) l’organisation. [14]
Cela marque une différence avec la conception écologique répandu auparavant, concentrant uniquement sur les deux premiers aspects. La gestion adaptative et la capacité d’adapter un système adéquat au niveau local créent à la fois sa force mais également la complexité de sa gestion.
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Annotation du schéma :
Traditionnellement, l’écologie décrit le passage d’une époque où l’exploitation (c’est-à-dire la colonisation rapide des zones récemment perturbées) à une époque où la conservation (accumulation lente et stockage d’énergie et de matériaux). Ce schéma indique cependant que deux fonctions supplémentaires – la libération et la réorganisation. Ainsi, un cycle adaptatif alterne entre longues périodes d’agrégation et de transformation des ressources et des périodes plus courtes qui créent des opportunités d’innovation, est proposé comme une unité fondamentale pour la compréhension de systèmes complexes allant des cellules aux écosystèmes en passant par les sociétés. [15]
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Une autre différence avec la production simplement ‘local’ qui est souvent mis en avant par les entreprises et agriculteurs bio, si soucieux de l’environnement, ignorent l’avantage de zones géographiques de moyenne ou de grande taille, qui, peut en eux-mêmes formés des zones résilientes adaptés[16]. D’un point de vue politique et social, le retour sur le ‘local’ peut en certaines zones également amener à une fausse conclusion que seulement produire local sauverait le monde de la pollution, de la surexploitation des sols et la pression à la baisse des couts de certains produit.
Produire localement restera toujours limité par la zone géographique, les saisons et la viabilité de l’entreprise. Le commerce international a contribué en grande partie à augmenter la richesse et le bien-être mondial[17]. Donc, encore une fois, un compromis est nécessaire de concevoir des systèmes en fonction de leur qualité et leurs conditions inhérentes – quelque soit la taille. Pour repenser notre modèle agricole actuel, il sera important de laisser de la place à l’erreur et à l’expérimentation, car, si les idées commencent à se développer on est loin de pouvoir effacer le savoir-faire acquis pendant le dernier siècle pour le remplacer avec des nouvelles méthodes développées et testées sur le terrain[12].
Bibliographie
[1] V. Chatellier and N. Delame, “Les exploitations agricoles européennes et françaises,” pp. 79–93, 2004.
[2] “L’agriculture française en quelques chiffres – RPUE – Représentation Permanente de la France auprès de l’Union européenne.” [Online]. Available: https://ue.delegfrance.org/l-agriculture-francaise-en-3038. [Accessed: 23-Mar-2018].
[3] “Eurobaromètre: Les Européens, l’agriculture et la Politique Agricole Commune (2016) | Agriculture et développement rural,” 2016. [Online]. Available: https://ec.europa.eu/agriculture/survey_fr. [Accessed: 23-Mar-2018].
[4] “Organic in Europe | IFOAM EU.” [Online]. Available: http://www.ifoam-eu.org/en/what-we-do/organic-europe. [Accessed: 23-Mar-2018].
[5] “Les 5 chiffres qui montrent l’explosion du bio en France.” [Online]. Available: http://www.lefigaro.fr/conso/2017/04/28/20010-20170428ARTFIG00210-les-5-chiffres-qui-montrent-l-explosion-du-bio-en-france.php. [Accessed: 23-Mar-2018].
[6] “Europe : Les surfaces en bio s’envolent.” [Online]. Available: http://www.lafranceagricole.fr/actualites/cultures/europe-les-surfaces-en-bio-senvolent-1,2,964305513.html. [Accessed: 23-Mar-2018].
[7] J. Rocourt, G. Moy, K. Vierk, and J. Schlundt, “The present state of foodborne disease in OECD countries WHO Library Cataloguing-in-Publication Data.”
[8] “Qu’est-ce que l’agriculture biologique ? | Alim’agri.” [Online]. Available: http://agriculture.gouv.fr/lagriculture-biologique-1. [Accessed: 23-Mar-2018].
[9] “Qu’est-ce que l’agro-écologie ? | Alim’agri.” [Online]. Available: http://agriculture.gouv.fr/quest-ce-que-lagro-ecologie. [Accessed: 23-Mar-2018].
[10] J. Elkington, “Partnerships from Cannibals with Forks: The Triple bottom line of 21st-Century Business,” Environ. Qual. Manag. , 1998.
[11] “Triple bottom line | The Economist.” [Online]. Available: https://www.economist.com/node/14301663. [Accessed: 23-Mar-2018].
[12] M. S. lena Bennett, SR Carpenter, LJ Gordon, N Ramankutty, P Balvanera, B Campbell, W Cramer, J Foley, C Folke, L Karlberg, J Liu, H Lotze-Campen, ND Mueller, GD Peterson, S Polasky, J Rockström, RJ Scholes, “Toward a More Resilient Agriculture – The Solutions Journal,” Volume 5 | Issue 5, 2014. [Online]. Available: https://www.thesolutionsjournal.com/article/toward-a-more-resilient-agriculture/. [Accessed: 17-Mar-2018].
[13] “Indian Council of Agricultural Research (Ministry of Agriculture and Farmers Welfare).” [Online]. Available: http://www.icar.org.in/node/2565. [Accessed: 24-Mar-2018].
[14] “Resilience Alliance – Adaptive Cycle.” [Online]. Available: https://www.resalliance.org/adaptive-cycle. [Accessed: 24-Mar-2018].
[15] “Table 2. Description of the four phases of the adaptive cycle and the associated changes in the ….” [Online]. Available: https://www.ecologyandsociety.org/vol17/iss1/art26/table2.html. [Accessed: 02-Apr-2018].
[16] “Local food is not enough. We need resilient agriculture. | MNN – Mother Nature Network.” [Online]. Available: https://www.mnn.com/your-home/organic-farming-gardening/stories/local-food-is-not-enough-we-need-resilient-agriculture. [Accessed: 24-Mar-2018].
[17] C. Raudsepp-Hearne, G. D. Peterson, and E. M. Bennett, “Ecosystem service bundles for analyzing tradeoffs in diverse landscapes,” Proc. Natl. Acad. Sci., vol. 107, no. 11, pp. 5242–5247, Mar. 2010.
[1] Au milieu de 2009, le nombre de personnes vivant dans les zones urbaines (3,42 milliards) avait dépassé le nombre vivant dans les zones rurales (3,41 milliards) et depuis lors, le monde est devenu plus urbain que rural.
(source : http://www.un.org/en/development/desa/population/publications/urbanization/urban-rural.shtml )